Des vaches

Le déploiement des vaches dans la ville fait date. Ce n’est ni le début ni l’aboutissement de quelque chose, mais c’est un moment d’une époustouflante clarté. La précision et l’exhaustivité du fait lui donnent sa dimension. Nous acceptons tout. Cela est sûr et cette certitude est exposée. Pas même exposée, ce serait un effort trop particulier. Mais ce hors-limite de notre acceptation s’affirme là dans la plus grande tranquillité, sur le mode le plus incident. Nous acceptons les " politiques d’asile ", la gestion de l’immigration (européenne, belge etc.), pourquoi n’accepterions-nous pas des vaches ? Ou plutôt : comment ? Comment cela ne nous agréerait pas ? Tout est parfait : la massivité de leur présence est – raisonnablement et démocratiquement – délayée, dispatchée dans leur pluralité et leur individuation. Tout est, sinon pour notre bien, pour notre agrément. N’avez vous pas vu le sourire des enfants qui tentent de toucher le museau ? Les familles en visite qui photographient leur poupon auprès de l’animal ? Le parlement européen est en verre, comment douterions-nous de la transparence de ses institutions ? Les vaches sont soit humoristiques soit conceptuelles, comment douterions-nous qu’elles soient inoffensives ? Avec ce qui se passe en Irak, au Congo et en Angola qui oserait souffrir de vaches qui démocratisent l’art d’aujourd’hui (puisque cela forcément n’a rien à voir, que l’Angola est en Afrique et que les vaches sont dans le parc royal*)? À cette machine, la qualification d’artistique n’est pas un dédouanement de surface, son nerf est dans ce titre : qui oserait toucher à une œuvre ? Quelqu’un voudrait exploser une vache? Qu’il se retrouve seulement devant cette vache, par exemple ; et il se demandera : pourquoi celle-là, pourquoi celui-là parmi tous les connards qui ont participé ? À moins de renoncer à nos plus infimes débris de sérieux, rien n’est moins une œuvre que ces pièces d’un échiquier de rentabilisation moralo-sociale des concordes privé-état. Rien n’est plus exclusif de la possibilité même d’une œuvre. Mais ce sont des œuvres : personne ne peut s’y attaquer (sinon ce sont tout de suite les droits moraux). L’art sert à nouveau, il n’a pas en fait quitté son poste : la conjonction circonstancielle (sinon matérielle) de l’universel et du particulier, ça sert toujours. On ne peut pas s’attaquer à la vache sans s’attaquer à ce pauvre hère particulier. La subtilité et l’intelligence tiennent, ici aussi, leur place dans le peloton, côte à côte avec la crapulerie et la bêtise. Après (ou avant), il y a les moyens. Là encore (ou là déjà) tout est parfait. Le sponsoring et le pouvoir public fonctionnent conjointement, chacun avec ses ressources propres ; certains artistes ont l’excuse du boulot alimentaire, les autres de l’enrôlement social. Tout roule et réjouit. Puis (ou avec), il y a toute la stratégie des placements, des quartiers et de la répartition. Qui a vu une vache taguée ? Les circonstances et anecdotes aggravantes pourraient s’accumuler. La question n’est pas là. Elle n’est pas en dehors non plus. Elle est intégrale: ici le mépris rend l’œuvre d’art totale. Personne ne savait Bruxelles si riche en artistes. Ceux qui le savaient avaient toutes les cartes en main pour démontrer le plus paisiblement du monde qu’aucun étalage de mépris ne peut menacer l’infinie capacité d’acceptation de ceux qui le récoltent. Si, par orgueil, nous tentions de mettre fin à l’une ou l’autre des ignominies commises en notre nom et pour notre bien (à Anderlecht ou hors Europe), cela se saurait. L’art a plus d’efficace qu’aucun de nous n’ose l’espérer, incomparablement plus que ne le veulent même les plus optimistes ténors de nos concerts de désappointement face à la déperdition (de l’exigence ici, là du public etc.). Simplement on regarde du mauvais côté. On espère beaucoup d’un certain appauvrissement et retrait (là de la réflexion, de l’agencement ; du matériel, de l’éloquence ici) ; c’est dans une toute autre négation de l’art et de l’œuvre que l’art prouve sa santé encore ressuscitée : son aptitude au ser-vice. J’aimerais croire que si une seule de ces vaches fonctionnait effectivement comme une œuvre, elle ruinerait tout et ôterait tout espoir ou perspective, elle emporterait avec elle tout l’art dont cette manifestation est l’intégral déni. Nous serions débarrassés. Et non. Même pas. Elle serait noyée d’emblée et laisserait son art flotter dans quelque mare où nous marchons fatidiquement un jour où l’autre.

août 2003

*aujourd’hui 20 juillet, en compagnie des démonstrations du matériel de l’armée. D’aucun dira que les unes ironisent les autres mais tous s’entendent.

 

Lettre à B.,

Tu disais ne pas voir de différence entre l’obscène présence partout des affiches publicitaires et celle des vaches dans la ville. Tu refusais d’y relever une différence qualitative et te méfiais surtout de ce que, à mettre en cause l’art dans les vaches, nous validions un vocabulaire imposé : il faudrait précisément refuser que le champ sémantique de l’art soit mêlé à pareille opération et aux objets qui l’accomplissent.

D’une part :
Je crois que c’est ici l’un de ces cas où, directement, une différence "quantitative" est qualitative. Les vaches ne seraient que en plus de la publicité et exactement comme elle. Mais les vaches apparaissent à un certain moment, une certaine semaine, et ce supplément est alors avalisé par l’acceptation de tous. Une des armes de la publicité est d’avoir pour nous toujours été déjà là, et qu’il est difficile d’y distinguer, aux moments où ils se creusent, des seuils. En acceptant l’hypothèse de l’équivalence qualitative, l’arrivée des vaches présuppose que nous n’en avions pas assez encore et en redemandions. L’accroissement, incessant dans la publicité, devient cette fois un plus visible. Cette constance de l’accroissement est validée dans la saillie d’un "en plus" et ainsi une quantité supplémentaire fait une différence qualitative, d’emblée. La publicité a le prétexte de la vente. Elle nous éduque mais pour cela croit encore devoir recourir pudiquement à sa visée commerciale, donc économique, objectivement pragmatique. Même si régulièrement renaissent des débats relatifs à «l’influence réelle de la publicité sur les ventes», de mieux en mieux elle peut mettre expressément l’intérêt commun en avant et au lieu de l’intérêt particulier de l’annonceur. Comme de juste, cette aggravation se présente comme un adoucissement.
Les vaches correspondent à l’autonomie de cette aggravation : elle ne sont là que pour notre bien, les chiffres d’affaires de telle ou telle firme; les intérêts des sponsors forment exactement la suite, dames de compagnies et gentils hommes, de ce bien collectif immédiatement démocratique. Bien sûr ils sont la condition de l’opération vachère, mais cette condition est strictement reléguée au rôle de moyen. À la mesure de cet affaiblissement du prétexte pragmatiste-commercial, c’est notre acceptation même qui nous est jetée en pleine face: là est notre volonté (modelée, informée), là est notre plaisir. Notre agrément nous est présenté dans sa forme – multiple soit disant, individulisée.

D’autre part :
En tant que plasticien, je ne peux me reposer sur une ligne de partage: «ce n’est pas de l’art (Ce que je tente n’a rien à y voir)». Ce n’est pas d’abord du point de vue matériel que nous partageons les "moyens" des vaches. Nous partageons avec elles, précisément, la plasticité: le fait d’énoncer et d’articuler par agencements et déplacements, croisements du manuel et du visuel, malléabilité et résistance.
Nous avons appris (la leçon n’est plus nouvelle déjà, c’est vrai) quel est le pouvoir de détermination du support : ici la vache, mais aussi le matériau (sa résistance), l’emplacement citadin public-privé, la confrérie du nombre… tout cela est donné d’avance. La liberté est prescrite : entre le support et l’usage. Ce sera la libre individualité, on pourra même recourir à l’humilité (artisanale).
On voit bien que, fortes de cette liberté, plusieurs vaches ont été faites avec une visée soit de dénonciation soit de distance ironique. Et on voit combien rien ne parfait mieux l’efficacité vachère. On sait aussi combien d’"œuvres" présentes en galeries ou ailleurs reposent sur les mêmes justifications dénonciatives ou ironiques. Beaucoup d’art fonctionnent comme ces vaches. Comme ces vaches qui ne fonctionnent jamais comme des œuvres (dès lors qu’elles ont abdiqué face au support-sponsor). Nous sommes mouillés. Rien ne servirait de faire comme si les vaches n’avaient pas lieu. Il ne faut pas pour autant renoncer à opposer qqch à l’acceptation qui nous est extorquée.
Là je reviens à une réaction strictement personnelle. Ce n’est pas en tant que plasticien d’abord que m’a fait violence l’art dans les vaches. Mais parce que j’ai tout de suite senti s’opposer à mon refus cette interdiction venue de l’art : on n’attaque pas le travail d’une personne. Or on a toutes les raisons d’attaquer une publicité et on a les mêmes raisons de s’en prendre à l’opération vaches. Mais entre l’opération et nous est dressé ce paravent : chaque vache est d’une personne, chacune est individuelle.
Il y a une définition de l’art, problématique mais plus opérante que bcp d’autres : conjonction déterminée du particulier (personne, matériau, inscription…) et de l’universel (adresse, enjeu, présence…). Je crois que c’est cette conjonction qui est asservie et détournée. Ici le singulier est rabattu sur l’individuel, l’universel sur le bien commun. Ce qui en résulte n’est effectivement pas de l’art mais en implique profondément les ressorts.

P.S. Le forçage à l’acquiescement, l’interdiction du refus est "artistique" de ces 2 façons:

venant directement de l’objet en tant qu’il pose généralement, pour tous, le faire d’un individu, particulier ;
venant a contrario : si tu détruis tu sacralises, tu m’accordes au centuple la reconnaissance artistique que tu me refusais, tu me retires au circuit utilitaire dont l’art est antinomique.
Interdiction via la confiscation du schéma fonctionnel de l’œuvre ou interdiction sous peine d’élévation au hors-système de l’art,
l’intimidation fait jouer la carte esthétique tour à tour sur l’actualisation et sur l’anticipation.
Parallèlement, sur le plan de l’anecdote biographique ou sociologique, le panel de la réquisition des artistes est très large.
De celui qui, lié à la ville d’une façon ou d’une autre, s’est vu "invité" à animer un atelier socio-culturel début 2003 sans être informé alors des débouchés que trouverait la thématique
bovine sur laquelle on l’a fait embrayer, à celui dont l’une ou l’autre firme sponsor est l’acheteur occasionnel et passa cette fois commande; l’un n’étant bien sûr pas payer, l’autre bien.
Chaque fois le jeu est double, ou plutôt le champ est "large". Le passage du discours social à la promotion du contemporain est un repassage. Bien à plat, discours et promotion ont dressé leurs objets à s’homogénéiser. La compression est bien le présupposé de l’expression débridée et il faut être fort retardataire pour différencier encore l’art et l’épanouissement.

Bien à toi, voici quelques phrases issues de deux chapitres de Baeumler, Alfred de son prénom et si bien haï par Walter Benjamin:

Baumgarten a eu deux grandes idées. D’abord l’objet esthétique est individuel (…). Par là est reconnue précisément la mission de l’art, différente de celle de la science (généralisante). (…) L’objet esthétique (…) n’est pas un objet scientifique ; mais il est en tout cas un objet. Sa détermination n’est pas livrée au bon plaisir du sujet (…) l’objet esthétique unit l’individualité et la légalité. (…) L’activité du poète consiste à déterminer. (…) Comme l’abstraction, la détermination est une activité de l’esprit. L’esthétique de Baumgarten va donc présenter un caractère actif, plus artistique que "esthétique"(…) Le sens de la fonction esthétique, c’est-à-dire de la position d’objets esthétiques, est la tendance à l’individualisation. (…) " Intuitif " ne s’applique donc pas ici à la connaissance tirée des sens ou de la conscience immédiate de soi, mais à la connaissance d’une chose in concreto ou in individuo. De cette connaissance relève avant tout la perception de ce qu’il y a de contingent dans le phénomène. La connaissance singulière ou la connaissance de l’individuel est ainsi connaissance du contingent. Meier a pour une fois bien compris Baumgarten en écrivant que " la richesse esthétique d’un objet repose avant tout sur ses qualités et ses relations accidentelles ". Or connaître un objet in concreto, connaître un objet avec tous ses accidents, implique que ceux-ci soient abolis en tant que tels. Car ce que j’ai reconnu comme accident se trouve par là même inséré dans un ensemble de liaisons, et cesse en conséquence d’être accidentel (…) Il existe donc une relation fonctionnelle entre l’universel et le particulier (…)

[A. Baeumler Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle (1923) Trad. 1999 P.U.S., pp. 50 à 57]

 

Plasticité

[…] – "plastique" signifiant susceptible de recevoir comme de donner la forme, qualifiant le support de l’impression autant que l’acte d’imprimer […] La plasticité désigne techniquement la capacité qu’a un système à accepter et intégrer les modifications survenues du dehors tout en reformant un équilibre. […] opération de transformation interne, de réaménagement à l’intérieur de la clôture […] définir la plasticité comme résultat du travail de la forme entendue comme modalité actuelle de la trace. Lévinas affirme :"la trace est inconvertible en formes". Eh bien la plasticité permet de discuter cette affirmation. Il existe bien une vie des formes qui procède de la différence, de l’effraction originaire de la trace, modelant ici et maintenant cette effraction. […] la présence plastique [est], comme son nom l’indique (plastic, plastiquage), une présence instable, explosive, menaçante, qui n’exclut pas la possibilité de l’événement, c’est-à-dire du tout autre. Est plastique le surgissement, mais aussi la déflagration de la forme. […]

2000, extraits de propos tenus par Catherine Malabou dans un entretien publié par la revue M.U.L. sous le titre Malabouté.

Ou bien il occupait une moitié de l’affiche qui représentait aussi le traditionnel cadre doré et, soit sur la droite soit sur la gauche, une moitié d’image-slogan. Ce slogan à cheval sur deux cadres-panneaux intégrait, cette fois, le mur " réel " de la station (carrelée de blanc ou non). Bien sûr il n’y a là aucun retrait effectif et ces mises en avant du support le réintègrent dans l’image (même lorsque c’est le mur impliqué qui est, " lui-même " – non sa photographie numérisée –, imagé).

Du moins: ce n’est pas l’idée, ni le principe du retrait qui fera quelque chose à l’affaire. Mais parfois l’effectivité particulière d’un retrait. Seulement donc une effectivité (plastique ?) contre la plastique des effets. Le plus difficile à articuler tourne autour de cela : l’effectivité et la plasticité. Mais la forme du retrait s’épuise dans son idée.

Ainsi il fallait qu’il y ait, forcément, la vache blanche qui propose le support " nu " et rachète à ce prix… quoi?

" Travailler " le concept de plasticité revient à " conférer la fonction d’une forme " à un terme qui, en son sens premier, désigne cet acte même. Le substantif " plasticité " et son équivalent allemand " Plaztizität " entrent tous deux dans la langue au XVIIIe siècle et s’ajoutent à deux mots préexistants formés sur le même radical, le substantif " plastique (die Plastik) " et l’adjectif " plastique (plastisch1) ". Ces mots dérivent tous trois du grec plassein (att. plattein), qui signifie modeler2. " Plastique ", adjectif, signifie d’une part : " susceptible de changer de forme ", malléable – l’argile, la terre glaise, sont " plastiques " ; il signifie d’autre part : " qui a le pouvoir de donner la forme ", comme les arts plastiques ou la chirurgie plastique. Ces deux significations se retrouvent dans l’adjectif allemand plastisch. Le dictionnaire Grimm le définit en effet ainsi : " körperlich (…) gestaltend oder gestaltet (qui reçoit ou donne forme – ou figure – de corps) ". La plasticité (tout comme la Plaztizität allemande) désigne le caractère de ce qui est plastique, c’est-à-dire de ce qui est susceptible de recevoir comme de donner la forme. (…)Le pays natal de la plasticité est le domaine de l’art. La plastique caractérise en effet l’art du modelage, et en premier lieu le travail du sculpteur. Les arts plastiques sont les arts dont le but principal est l’élaboration des formes ; on classe aussi parmi eux l’architecture, le dessin, la peinture. Or, par extension, la plasticité désigne l’aptitude à la formation en général, au modelage par la culture, l’éducation. On parle de la plasticité du nouveau-né, de la plasticité du caractère de l’enfant. La plasticité caractérise encore la souplesse (plasticité du cerveau), ainsi que la capacité à évoluer et à s’adapter. C’est ainsi que l’on parle de la " vertu plastique " des animaux, des végétaux et du vivant en général.

Cette " extension " doit se comprendre de la manière suivante. L’enfant, par exemple, est dit " plastique " par comparaison à une matière malléable. L’adjectif " plastique " toutefois, s’il s’oppose à " rigide ", " fixe ", " ossifié ", ne signifie pas pour autant " polymorphe ". Est plastique ce qui garde la forme, comme le marbre de la statue qui, une fois configuré, ne peut retrouver sa forme initiale. " Plastique " désigne donc ce qui cède à la forme tout en résistant à la déformation. Il est alors possible de comprendre une autre " extension " de ce terme dans le domaine de l’histologie, dans lequel la plasticité désigne la capacité des tissus à se reformer après avoir été lésés.
(…)La matière plastique est une matière de synthèse susceptible de prendre formes et propriétés diverses suivant les usages auxquels elle est destinée. Le " plastic " quant à lui est une substance explosive à base de nitroglycérine et de nitrocellulose capable de susciter de violentes détonations. La plasticité du terme de plasticité le conduit aux extrêmes, à une figure sensible qui est la prise de forme et à l’anéantissement de toute forme.

1Plastische est aussi un adverbe, qui signifie "plastiquement", "de manière plastique".
2Rappelons o plastès: le modeleur; to plasma: l’objet modele; plastikos: qui se laisse modeler ; to emplastron: l’emplâtre.
1996 Catherine Malabou L’avenir de Hegel ; plasticité, temporalité, dialectique (Vrin) pp.19-21

 

J. Conrad

That year I spent the best two months of the dry season on one of the estates -- in fact, on the principal cattle estate -- of a famous meat-extract manufacturing company. B.O.S. Bos. You have seen the three magic letters on the advertisement pages of magazines and news- papers, in the windows of provision merchants, and on calendars for next year you receive by post in the month of November. They scatter pamphlets also, written in a sickly enthusiastic style and in several languages, giving statistics of slaughter and bloodshed enough to make a Turk turn faint. The «art» illustrating that «literature» represents in vivid and shining colours a large and enraged black bull stamping upon a yellow snake writhing in emerald-green grass, with a cobaltblue sky for a background. It is atrocious and it is an allegory. The snake symbolizes disease, weakness -- perhaps mere hunger, which last is the chronic disease of the majority of mankind. Of course everybody knows the B. 0. S. Ltd., with its unrivalled products: Vinobos, Jellybos, and the latest unequalled perfection, Tribos, whose nourishment is offered to you not only highly concentrated, but already half digested. Such apparently is the love that Limited Company bears to its fellowmen -- even as the love of the father and mother penguin for their hungry fledglings. Of course the capital of a country must be productively employed. I have nothing to say against the company. But being myself animated by feelings of affection towards my fellowmen, I am saddened by the modern system of advertising. Whatever evidence it offers of enterprise, ingenuity, impudence, and resource in certain individuals, it proves to my mind the wide prevalence of that form of mental degradation which is called gullibility.
In various parts of the civilized and uncivilized world I have had to swallow B. 0. S. with more or less benefit to myself, though without great pleasure. Prepared with hot water and abundantly peppered to bring out the taste, this extract is not really unpalatable. But I have never swallowed its advertisements. Perhaps they have not gone far enough. As far as I can remember they make no promise of everlasting youth to the users of B. 0. S., nor yet have they claimed the power of raising the dead for their estimable products. Why this austere reserve, I wonder? But I don't think they would have had me even on these terms. What- ever form of mental degradation I may (being but human) be suffering from, it is not the popular form. I am not gullible.
I have been at some pains to bring out distinctly this statement about myself in view of the story which follows. I have checked the facts as far as possible. I have turned up the files of French newspapers, and I have also talked with the officer who commands the military guard on the Ile Royale, when in the course of my travels I reached Cayenne. I believe the story to be in the main true. It is the sort of story that no man, I think, would ever invent about himself, for it is neither grandiose nor flattering, nor yet funny enough to gratify a perverted vanity.
[…] the Maranon cattle estate of the B. 0. S. Co., Ltd […] is also an island -- an island as big as a small province, lying in the estuary of a great South American river. It is wild and not beautiful, but the grass grow- ing on its low plains seems to possess exceptionally nourishing and flavouring qualities. It resounds with the lowing of innumerable herds -- a deep and distressing sound under the open sky, rising like a monstrous protest of prisoners condemned to death. On the mainland, across twenty miles of discoloured muddy water, there stands a city whose name, let us say, is Horta. […]

1906, début de An anarchist (a desperate tale) de Joseph Conrad

 

Il y a encore quelques années

Il y a encore quelques années, face à la publicité (non comme fait isolé ou cible mais paradigme et manifestation), j’entrevoyais la force d’un retrait, d’une soustraction. Ma joie était sincère et vive lorsque je croisais un panneau resté vide ou dont la pluie avait mangé l’image par son dos décollé. Et puis il y avait toujours l’arrachement (je pouvais aussi emporter toute la couverture d’un volet condamné). Cela n’entraînait aucun espoir, ne pointait aucune issue, mais rencontrait quelque chose de mes revers. En période électorale j’avais déchiré jour après jour, à la sortie de mon école primaire, les affiches-portraits. Cela avait attristé, quand elle s’en aperçu, l’institutrice qui appréciait pourtant mon sérieux en classe.
Nous savons maintenant, de force, ce qu’il en est. Du moins des formes du retrait et du parti du support, pris contre l’image. La publicité se fait volontiers blanche et réactive à son mode attitré. Elle est bien là pour nous comprendre.
Parallèlement à la campagne ici qui s’en tint d’abord à une ligne raisonnablement peu étendue de texte sur papier blanc, le métro parisien affichait deux campagnes intégrant l’image de leur support matériel généralisé au traditionnel carrelage blanc.
Ce dernier, imagé d’un banc de quai, interrompait verticalement l’image d’un meuble design tout en prolongeant sa ligne.


P.Klossowski

Depuis le milieu du siècle dernier, les anathèmes ont été lancés au nom de la vie affective contre les ravages de la civilisation industrielle. Imputer aux moyens de production de l’industrie une action pernicieuse sur les affects, c’est, sous prétexte de dénoncer son emprise démoralisante, lui reconnaître une puissance morale considérable. D’où lui vient cette puissance ?
Du seul fait que l’acte même de fabriquer des objets remet en question sa finalité propre: en quoi donc l’usage des objets ustensilaires diffère-t-il de l’usage de ceux que produit l’art, " inutiles " à la subsistance?
Nul ne songerait à confondre un ustensile avec un simulacre. À moins que ce ne soit qu’en tant que simulacre qu’un objet en est un d’usage nécessaire.

1970 : écrit au XXe siècle par Pierre Klossowski;
exergue de La monnaie vivante