Le roi nu

Lorsque j’ai été confronté pour la première fois aux bovidés bariolés qui occupent actuellement les rues de Bruxelles, les deux mots qui me sont immédiatement venus à l’esprit sont : vache folle . Je n’étais d’ailleurs pas le seul à opérer le rapprochement. Dans les jours qui suivirent l’apparition du troupeau dans la ville, combien de fois n’ai-je pas entendu autour de moi : « Oh, une vache folle !», « Regarde, la vache folle ! ». Fort de cette observation, et ignorant tout de la nature de l’événement, je suis allé jusqu’à me demander s’il ne s’agissait pas de l’œuvre d’un artiste subversif qui, de façon miraculeuse, aurait obtenu des subsides pour remettre en question notre rapport à l’alimentation. Évidemment, j’ai vite déchanté.

L’entreprise est avant tout publicitaire. Elle implique près de deux cents sponsors (un par vache, sans compter les parrains officiels), et autant d’«artistes». En fait d’artistes, il s’agit au mieux de colorieurs inspirés, assujettis à leur patron et dont aucun ne peut revendiquer le choix du support de son «œuvre».
La presse, quant à elle, profite de l’événement pour décliner le thème de la vache sur tous les tons : la vache dans l’inconscient collectif, la vache nourricière, la vache dans l’ancien temps. Le journal Le Soir y consacre tout un Victor, son supplément hebdomadaire. Mais de la vache folle, pas un mot : en fait, c’est le sujet tabou de l’histoire. La seule allusion qui y est faite se trouve dans le dépliant officiel de l’événement et a valeur de conjuration. On peut même dire qu’elle lance le mot d’ordre : « Les vaches qui ont envahi les rues de Bruxelles ont tout pour plaire. Leur folie est contagieuse mais pas dangereuse (...) »
Ce fossé entre la façon dont j’ai spontanément réagi à l’événement (et apparemment, je n’étais pas le seul), et la manière dont les médias et les organisateurs ont précisé qu’il fallait y réagir me paraît soulever une question essentielle : « Que nous disent vraiment ces vaches ? » Bien sûr, elles clament : « Vive la pub ! Vive l’argent ! Vive l’art ! » Mais en tant que vaches, quel est leur message ? Les vaches nous disent: vache, vache et seulement vache. Elles nous le disent cent nonante-cinq fois, tous les jours pendant trois mois, dans les lieux les plus fréquentés de la ville. Le mot est ensuite répercuté par l’ensemble des médias. Vache vache vache vache vache.

Or on sait qu’une vache n’est pas simplement une vache. Elles est un enjeu économique, faisant partie d’un système de production déterminé, au sein duquel elle est d’abord envisagée comme produit de consommation courante. On sait également que pour vendre un produit, il faut le montrer le plus souvent possible et sur le plus grand nombre de supports possibles. Dans cette optique, la Cow Parade apparaît sous un jour moins glorieux : elle prend tous les traits d’une campagne publicitaire pour la viande bovine. Grâce à elle, on mangera encore plus de bœuf en Belgique.
Il est important de noter le caractère pernicieux de ce type de publicité qui ne sera vraiment efficace que si son existence est continuellement niée. Les vaches sont présentées comme un simple prétexte, un support neutre sur lequel l’artiste va s’exprimer, la quintessence de l’innocence. C’est donc que rien en elles n’évoque quoi que ce soit d’angoissant, n’est-ce pas ? Les vaches multicolores sont le pendant publicitaire d’une autre image de la vache que nous gardons tous à l’esprit : celle des brasiers de milliers de carcasses bovines se consumant au grand air.

Elles nous disent : Oublions tout cela. Rien ne s’est passé, Le premier qui pense à la maladie de Creutzfeld-Jakob a perdu.