Une vache peut en cacher une autre

On doit sans doute au caractère à la fois particulièrement médiatisé, envahissant et amateuriste de cet événement, les vaguelettes d’indignation qu’il a déclenché dans les milieux culturels. Ni la promotion d’une marque d’alcool par Wim Delvoye et Delphine dans le cadre de la biennale de Venise, ni celle d’une marque de soda en Belgique par le même Delvoye et quelques autres, cornaqués par leurs MAC’S et autres SMAK, ni les sculptures du Parlement Européen à la gloire des multinationales de l’acier et du plastique, ni le concours Belgacom Young Art, ni l’illumination « ludique » des principales tours de Bruxelles, symboles de la tertiarisation autoritaire des quartiers (dans le cadre de Bruxelles 2000) n’avaient suscité le moindre mouvement d’humeur. D’une façon générale, ce qui semble échapper à la plupart des observateurs, à commencer par les artistes, c’est la contribution spécifique du champ culturel à la constitution d’ « un espace public » dont le principe générateur est « un accord particulier conclu entre les mondes de l'art, de la politique et de l'économie en vue de la réalisation en commun d'un projet profitable à tous » (1). On peut distinguer deux types de productions nées de « cet accord particulier ». D’une part les « manifestations culturelles » à la gloire des sponsors prenant pour caution l’invocation d’une prétendue « culture populaire » qui n’est rien d’autre que la culture de masse produite par les industries culturelles et la publicité, nécessaire aux besoins du marché, y compris politique (« le consommateur-citoyen »). D’autre part, au pôle prétendûment élitiste, une production inscrite dans la tradition formaliste, propre à exalter, comme l’architecture moderne, la pureté, l’efficacité et les valeurs de l’entreprise : « l’intégration » de sculptures monumentales au boulevard Albert II « mécéné » par les sociétés et les institutions riveraines fournit un exemple saisissant de cette esthétique du pouvoir, totalisante, à l’image des parcs d’entreprise qu’aménage Robelco, la société immobilière à l’initiative d’Art on cows. La critique esthète qui stigmatise la vulgarité et l’amateurisme de cette manifestation « populaire » ignore en général son pendant, l’inscription sous couvert d’art public des valeurs dominantes dans l’espace de la cité, à l’initiative des mêmes agents et pour servir les mêmes intérêts. « La culture doit être à la Wallonie ce que la culture d’entreprise est à l’entreprise » : on doit, rappelons-le cette forte pensée au Ministre-Président qu’on vit récemment joindre le geste à la parole, peignant pour la télévision sa WalCau à Tours et Taxis, autant dire dans la vitrine de Robelco.

L’idéologie de « l’espace public »

« L’espace public », comme idéologie inscrite à la fois dans les esprits et dans les formes, la publicité, l’architecture, l’urbanisme, constitue un horizon difficilement pensable parce qu’il tend peu à peu à constituer le cadre même de toute pensée et de toute « intervention », quelle soit politique ou artistique. Loin d’être conçu comme un lieu où s’opposent des points de vue et des intérêts souvent irréconciliables, pourvus de poids sociaux inégaux, s’exprimant dans des formes qui n’ont pas toutes le même degré de légitimité, « l’espace public » est le lieu du consensus, du « débat », de « la participation citoyenne », de la liberté de choix. Mais liberté de choix dans l’éventail des choix préalablement défini (que ce soit politiquement, intellectuellement ou culturellement), « débat » autorisé dans la mesure où il ne déborde pas des limites du consensus, « participation citoyenne » dans les formes socialement admises. En fait cet « espace public » ressemble étrangement à une exposition de vaches sponsorisées, le public étant appelé aux urnes pour faire valoir ses « préférences », de la même façon qu’on lui reconnaît la liberté de choisir son yaourt préféré parmi une gamme infinie et d’accomplir, en prime, par ce simple geste, un « acte citoyen » par l’entremise d’une entreprise qui ne l’est pas moins… Car ce qui est en jeu dans cette notion « d’espace public », ce n’est rien d’autre que la mise en place d’un cadre politique faussement consensuel, d’où le conflit est exclus, au même titre que tout ce qui ne cadre pas dans le tableau pompier de « l’esthétique communicationnelle ».

de la Polis à la Police

Vérification quasi-expérimentale : que certains se placent hors consensus et fassent disparaître de façon « ludique », comme toute la tradition artistique les y autorise, les idoles d’une culture pour ruminants et voilà qu’on a tôt fait, entre deux « appels au peuple » (ou plus précisément aux classes moyennes enchainées à la culture marchande), de diagnostiquer de graves menaces pesant sur la société. « L’espace public » est mal contrôlé, de ce point de vue Bruxelles accuse « un retard » par rapport aux grandes démocraties. La police, publique ou privée – tant les pouvoirs désormais reconnus aux vigiles, qu’on n’appelle plus par leur nom, rendent désormais cette frontière ténue - est appelée au secours de la « liberté d’expression » (réduite à la « liberté du commerce » car les vaches kidnappées « ne pourront être mises en vente », comme c’est triste… Pendant ce temps là, les cigarretiers américains tentent de mettre la publicité sous la protection du 4ème amendement…). Comment ne pas dresser un parallèle avec la criminalisation des mouvements sociaux qui, depuis quelques années, tentent d’imposer des problématiques politiques dans « un espace public » dont l’une des caractéristiques, si ce n’est la vocation, est aussi d’être profondément dépolitisé ? Et se heurtent à des lois d’exception explicitement conçues pour empêcher toute mise en cause de l’ordre social (la contestation est encore une entrave à la liberté du commerce), dans une indifférence quasi générale. Indifférence qui en dit long sur les « valeurs » censées fonder « l’espace public », l’Etat de droit notamment, aussi décoratives que des vaches. Car s’il est une croyance profondément inscrite dans « l’espace public », réaffirmée en permanence à la manière d’un jingle dans le supermarché du citoyen consommateur, c’est que la démocratie est démocratique : en vertu de ce principe un ministre pouvait même énoncer récemment sans craindre le sophisme : « Je maintiens qu'il est inacceptable de mener une grève de la faim dans un Etat de droit et un pays démocratique ». On pourrait s’amuser à décliner à l’infini : « je maintiens qu’il est inacceptable d’occuper des bâtiments sans titre ni droit dans une démocratie qui assure un logement décent pour tous », « je maintiens qu’il est inacceptable de réclamer des droits dans un Etat de droit », « je maintiens qu’il est inacceptable de refuser le salariat dans une démocratie qui assure à chacun un emploi digne et socialement utile » etc.

Portrait de l’artiste en réformiste.

Alors quelle est la place réservée aux artistes dans cet « espace public »-là, dont est banni tout ce qui devrait faire la force de la « critique artiste », instrumentalisée à un point tel qu’on en vient à se demander si elle n’a pas été inventée, comme la liberté de la presse, juste pour alimenter la croyance démocratique ? La réponse sera peut-être dans la contribution d’un certain Warrick Carter, professeur à Chicago et ancien directeur artistique chez Walt Disney, invité fin août 2003 par l’OCDE au château de la Muette à s’exprimer devant grands patrons et hauts responsables culturels sur le thème : « les conditions de l’engagement civique de l’artiste ». On doit sans doute se féliciter que les milieux culturels commencent enfin à s’interroger sur la marchandisation de la culture. Mais la critique serait dérisoire si elle ne prenait pas aussi pour cible la participation si efficace de la culture, non seulement à la politique de dépolitisation (le tout divertissement) qui a si bien préparé le terrain au rouleau compresseur néolibéral, mais aussi à la production des formes symboliques de ce nouvel ordre en expansion (2), invoquée dans toute sa brutalité par Van Cauwenbergh, comme on le rappelait plus haut.
Cela supposerait aussi que les artistes aient le courage de cesser de se comporter en « petits bourgeois gentilhommes »
(3), prompts à répondre aux sollicitations des pouvoirs, à s’abaisser en croyant s’élever, à jouer le jeu de la « responsabilité », au risque d’être un jour définitivement transformés en animateurs pour supermarchés ou décorateurs de Business parks. Ce qui nécessiterait, outre des modes d’organisation plus collectifs permettant de faire évoluer en leur faveur les règles du jeu, notamment en établissant des rapports de force avec les médiateurs culturels institutionnels, un retour à la tradition critique et à l’action politique .(4)
Car face à des événements comme « Jonction(s) » sur le thème de la « mobilité » où la liberté laissée aux artistes n’est jamais utilisée pour évoquer les menaces qui pèsent sur les services publics, l’exposition du centenaire de la Ligue des Droits de l’Homme au Petit-Château, où les artistes n’évoquent jamais les droits bafoués des sans-papiers au profit des principes les plus abstraits, contribuant à cacher ce qu’il faudrait montrer, on est autorisé à penser qu’une vache peut en cacher une autre.

1. Discours d'inauguration des sculptures du parlement européen à Bruxelles
2. Lire à ce sujet : Pour sortir du jardin d’Hamois, les jeunes plasticiens face aux transformations du champ artistique, Réseaux n° 85-86-89, 1999, Université de Mons Hainaut, disponible sur http://home.tiscali.be/bendyglu/
3. Alain Accardo Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Éditions Labor, 2003
4. Lire à ce sujet : « Manhatt’anamnèse », CAHIERS INTERNATIONAUX DE SYMBOLISME, 98-99-100, 2001, Université Mons Hainaut